La Joconde - Léonard De Vinci - 1503/1506 La Joconde - Léonard De Vinci - 1503/1506

On casse les haters

Lorsque le mari de Lisa Gherardini a voulu ce tableau pour célébrer leur union et leur premier enfant, M.Giocondo ne mesurait certainement pas l’ampleur de ce qu’il allait ouvrir par la suite.

Apparemment c’est un tableau “déçevant” mais ce que je trouve la plus désolant n’est pas ce que ces gens ont à reprocher à la Mona Lisa mais plutôt que ces gens ne comprennent rien à rien.

La Joconde est une révolution !! La Joconde a ouvert les portes du portrait dans la peinture et a permis une innovation spectaculaire dans la vision des choses.

À vrai dire, si on aime la peinture c’est pas tant pour l’odeur de celle-ci ou encore le style des pinceaux. C’est surtout pour ce qu’elle nous laisse voir. D’ailleurs je trouve que, dans l’orgueil de l’homme, plus il en voit et plus il aime le tableau…

Justement, la Joconde est -heureusement- sobre. Elle l’est tellement que c’est source de déception chez ses visiteurs. On ne voit aucune trace de vie, si ce n’est un pont en arrière plan. Pas de double signification comme dans la Vénus d’Urbin de Titien (qui en doit une belle à De Vinci pour la main d’ailleurs…).

La Vénus d’Urbin - Titien - 1538 La Vénus d’Urbin - Titien - 1538

Alors qu’est-ce qui fascine tant ?

C’est grâce à la Joconde que Raphaël a peint ce qu’on lui doit. En 1504, le jeune Raphaël entend dire que De Vinci et Michel Ange se trouvent ensemble à Florence. Il abandonne tout pour s’y rendre. Là-bas, il va rejoindre De Vinci et va même peindre des répliques de la Joconde que De Vinci avait commencée un an plus tôt.

Réplique de la Joconde - Raphaël - 1504 Réplique de la Joconde - Raphaël - 1504

Le portrait au Quattrocento : l’art de la distance

Au XVe siècle, l’art du portrait suit des règles strictes héritées du Moyen Âge et de l’Antiquité. Le portrait peint du début de la Renaissance conserve une saveur archaïque, car les artistes abandonnent difficilement un système conventionnel. Les peintres du Quattrocento privilégient systématiquement la représentation de profil, s’inspirant des modèles franco-provençaux et des effigies impériales romaines gravées sur les médailles antiques. Ben oui, c’était quoi les traces qu’on avait des gens à l’époque à part les pièces de monnaie ?

Prenons l’exemple emblématique du célèbre diptyque de Piero della Francesca représentant Federico da Montefeltro et Battista Sforza (vers 1472-1475). Dans la tradition du quatorzième siècle, inspiré par le design des médailles antiques, les deux figures sont montrées de profil, un angle qui assure une bonne ressemblance et une représentation fidèle des détails du visage sans permettre à leurs sentiments de transparaître. Cette approche répond à une philosophie artistique précise : le Duc et la Duchesse d’Urbino apparaissent non affectés par les tourments et les émotions.

Le Triomphe de la Chasteté - Piero della Francesca - 1460/1472 Le Triomphe de la Chasteté - Piero della Francesca - 1460/1472

Cette convention du profil strict n’est pas accidentelle. Elle traduit une conception hiérarchique de la société où les puissants doivent paraître impassibles et distants. Leur posture et la vue de profil semblent renforcer leur statut et leur distance, car en se faisant face, ils peuvent sembler observer d’en haut. Le portrait de l’époque vise avant tout à affirmer le rang social et la dignité du modèle, non à révéler sa personnalité intime.

En écrivant ça, je pense à l’histoire de Stendhal avec sa Methilde qui rabachait sa leçon de stoïcisme et de distance à l’égard de ses émotions mais qui a été le premier à tomber fou amoureux. Au point même où il s’est rendu à Milan en suivant cette Methilde qui rentrait de vacances. Il avait pour seul déguisement des lunettes vertes et lorsque Methilde l’eut reconnu au coin d’une rue alors qu’elle allait chercher ses enfants à l’école, elle s’avança vers lui et lui dit qu’il avait une âme prosaïque. D’ailleurs, c’est bien Methilde. “Mathilde” très certainement mais Stendhal écrivait toujours et l’appelait “Methilde”. Drôle de personnage ! J’écrirai quelque chose sur lui aussi.

Les prémices du changement : Ginevra de’ Benci

Vers 1474-1476, Léonard de Vinci peint son premier portrait révolutionnaire : celui de Ginevra de’ Benci. Bien qu’il conserve encore certains éléments traditionnels, ce tableau annonce déjà la révolution à venir. Ce portrait était assez révolutionnaire à l’époque car il montrait Ginevra de Benci dans une pose de trois quarts et ses yeux regardaient vers le spectateur sans établir de contact direct.

Portrait de Ginevra de’ Benci - Léonard De Vinci - 1474/1476 Portrait de Ginevra de’ Benci - Léonard De Vinci - 1474/1476

Cependant, comme le note la conservatrice Cécile Scailliérez, on est encore dans « la tradition du portrait statique et réservé ». Le modèle n’a ni la vivacité de la Dame à l’hermine, ni le mystère de la Joconde. Ginevra reste distante, presque froide, mais Léonard expérimente déjà avec une pose plus ouverte qui permet de révéler davantage la psychologie du personnage.

Dame à l’hermine - Léonard De Vinci - 1488 Dame à l’hermine - Léonard De Vinci - 1488

La révolution de la Joconde : peindre l’âme

Avec la Joconde (vers 1503-1506), Léonard de Vinci accomplit une véritable révolution artistique en brisant définitivement avec les conventions du portrait traditionnel. Cette innovation s’articule autour de plusieurs aspects fondamentaux.

Une nouvelle approche technique : le sfumato

Léonard a exécuté ce tableau avec patience et virtuosité : après avoir préparé son panneau de bois avec plusieurs couches d’enduits, il a d’abord dessiné son motif directement sur le tableau lui-même, avant de le peindre à l’huile, additionnée d’essence très diluée, ce qui lui permet de poser d’innombrables couches de couleurs transparentes -que l’on appelle des glacis- et de revenir indéfiniment sur le modelé du visage.

Cette technique révolutionnaire, que Léonard lui-même appelle le sfumato, permet une représentation d’une subtilité inégalée. Cette technique permet une imitation parfaite des chairs, grâce à un traitement raffiné de la figure humaine plongée dans une demi-obscurité -le clair-obscur-, ce qui permet à Léonard de satisfaire ses préoccupations de réalisme. Qu’il est doué.

Une philosophie artistique révolutionnaire

Mais la véritable révolution de Léonard réside dans sa conception même du portrait. Contrairement à ses prédécesseurs qui cherchaient à figer l’apparence sociale, Léonard poursuit un objectif plus ambitieux : “Le bon peintre a essentiellement deux choses à représenter : le personnage et l’état de son esprit”, disait Léonard. Peindre l’âme plutôt que le physique est en effet la finalité ultime de son œuvre.

Cette philosophie transforme radicalement l’art du portrait. Le sfumato, éclairage du portrait par le clair-obscur, accentue de fait les mystères d’une œuvre : “plonger les choses dans la lumière, c’est les plonger dans l’infini”. Léonard ne se contente plus de représenter un visage ; il cherche à capturer l’essence même de l’être humain.

L’innovation de la pose et du regard

La Joconde rompt avec la tradition du profil en adoptant une pose de trois quarts qui permet une interaction directe avec le spectateur. Cette position, déjà expérimentée avec Ginevra de’ Benci, atteint ici sa pleine maturité. Le sourire énigmatique de Mona Lisa, rendu possible par la technique du sfumato, crée une ambiguïté psychologique totalement inédite dans l’art occidental.

Le développement du portrait est exemplaire. Partant du profil pur inspiré des médailles antiques et dont la dignité se conserve dans le “portrait de cour”, le genre s’oriente vers la présentation de trois-quarts ou de face qui permet de saisir l’expression psychologique, le “mouvement de l’âme” perceptible dans le sourire ou le regard.

Un impact durable sur l’art occidental

L’innovation de Léonard avec la Joconde marque une rupture définitive avec l’art médiéval et renaissant primitif. Il est clair que Léonard s’est définitivement dégagé des obligations de fidélité pour rechercher une description abstraite de la figure humaine. Cette libération permet l’émergence d’un art psychologique qui influencera profondément la peinture occidentale.

La Joconde nous fascine aujourd’hui précisément parce qu’elle transcende les limites de son époque. On retient davantage aujourd’hui les aspects universels du tableau -l’idéalisation évidente du portrait, l’imagination qui a inspiré le peintre pour le paysage, l’équilibre de la posture du modèle-, plutôt que la référence à une personnalité ayant réellement existé.


Dernière mise à jour le 11/07/2025